©Enrique Ramírez, "Los durmientes", video still, 2014. L'oeuvre fait référence aux corps des détenus politiques qui ont été jetés à la mer sous la dictature d'Augusto Pinochet.

Que peut l’art contre la violence d’État ? Une œuvre d’art peut-elle devenir acte de mémoire ? S’il est encore pertinent de parler d’un art politiquement engagé, quel rôle peut-il jouer dans la société ? Ce sont quelques-unes des questions qui tentent d’aborder le livre collectif « Frontières et dictatures. Images, regards. Chili-Argentine ». Publié dans le cadre de la commémoration des quarante ans du coup d’État en Argentine et dans le souvenir du même anniversaire tragique au Chili trois ans auparavant, ce recueil de textes met au centre de la réflexion les liens entre art et politique, en avançant l’hypothèse que l’art a non seulement le pouvoir d’élaborer de façon critique le passé, mais a également un rôle important à jouer dans le devoir de mémoire.

©María José Contreras,

©María José Contreras, "#quererNOver", performance, 2013. Réalisée la veille de la commémoration des quarante ans du coup d'État au Chili. Crédits photo: Horacio Pérez.

Dans le cas chilien, la commémoration des quarante ans du coup d’État a confronté le présent à une quantité exponentielle d’images, discours et réflexions autour du passé. Le flux d’images survenu à cette occasion a soulevé aussi la question des usages de la mémoire : de quoi se souvenir et pourquoi ? L’art aussi a pris part à ce mouvement de confrontation et de réélaboration du passé, proposant une multiplicité de nouvelles lectures et approches du problème. En effet, si la vague mémorielle peut produire un effet de saturation ainsi qu’une sorte d’officialisation de la mémoire, donnant l’impression d’un passé définitivement clos, l’oeuvre d’art travaille dans le sens inverse : en interrogeant le passé, en le questionnant, elle l’ouvre perpétuellement. Face aux chiffres qui répètent inlassablement le nombre de disparus, de torturés, d’exilés ; face au récit plus ou moins lisse de l’histoire officielle ; face aux actes de commémoration, certaines pratiques artistiques proposent une stratégie radicalement différente pour aborder le passé : mettant souvent le spectateur au centre de l’expérience esthétique, ces pratiques l’obligent à se « submerger dans l’histoire », à prendre une place active dans l’élaboration de ce passé convoqué par l’art.

« Frontières et dictatures. Images, regards. Chili-Argentine » est principalement un recueil de textes issus d’un colloque organisé à la Maison de l’Amérique latine à Paris au sujet des liens entre l’art et la politique au Chili depuis 1973, mais ce livre s’ouvre aussi à l’expérience argentine des luttes dictatoriales, l’appropriation de l’espace public comme mode de contestation et d’exigence de justice, ainsi qu’à l’élaboration artistique de l’expérience de l’exil. La littérature, le cinéma et les arts plastiques sont l’objet d’analyse des différents textes ici réunis, qui s’appuient sur l’esthétique, la philosophie, l’histoire et la psychanalyse pour avancer leurs hypothèses et argumentations théoriques. À cette multiplicité d’objets d’étude correspond une multiplicité de voix derrière ce volume collectif, car aussi diverses que les approches utilisées pour aborder la thématique de cet ouvrage sont les biographies des auteurs. Ainsi, le regard des « enfants de la dictature » – représenté par les deux jeunes directrices de publication – côtoie celui de deux femmes ayant non seulement vécu ces années noires mais également résisté au régime dictatorial : l’une avec les armes de l’art, l’autre avec celles de l’action politique. À ceci s’ajoute le regard distancié mais informé des intellectuels français, portant un intérêt particulier aux élaborations artistiques du trauma historique.

©Julieta Hanono,

©Julieta Hanono, "395 mach box", 2010. Les 395 boîtes d'allumettes qui conforment cette pièce font référence aux 395 jours de détention de l'artiste sous la dictature argentine.

Mais pourquoi publier un tel livre aujourd’hui ? D’une part, parce que Javiera et moi, nous sommes marquées par la dictature, soit par un travail efficace de transmission de la mémoire soit par le silence donné en héritage, façon également puissante de laisser une trace du trauma. D’autre part, parce que nous croyons qu’il est possible de lutter par la recherche, par la réflexion et par la création contre le silence, le déni et l’oubli, dangers qui planent toujours sur les traumas historiques. Avec cette publication nous voulions participer modestement au « devoir de mémoire » en faisant regarder et imaginer autrement le passé, mais aussi le présent et le futur.

Javiera Medina, chilienne, est docteur en Esthétique à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Actuellement elle enseigne l’esthétique du film à l’Université des Arts à Guayaquil, Équateur.
Maira Mora, chilienne, est candidate au doctorat en Esthétique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a été lauréate 2014 d’une bourse de recherche au Centre Pompidou.
François Soulages est Professeur des Universités à l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis.

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