Sorti en salles début janvier 2017, le film Neruda, du réalisateur chilien Pablo Larraín, a reçu des critiques dans l’ensemble très positives. Les acteurs, particulièrement nuancés et interprétant des personnages éminemment ambigus, la trame mêlant réalité et imagination, poésie et thriller politique, et la photographie majestueuse en sont en effet des ingrédients remarquables.

L’intérêt majeur du film réside dans le fait qu’il aborde un pan méconnu de la vie de Neruda, alors qu’il jouit déjà d’une certaine renommée en tant que sénateur du Parti Communiste Chilien et poète, en 1948, juste au moment où son mythe prend naissance. Condamné à la fuite puis à l’exil, par le président de l’époque, Gabriel González Videla, pour avoir dénoncé ses promesses non tenues et son degré de corruption, Neruda entraîne à sa poursuite O. Peluchonneau, un obscur policier zélé et persévérant. Le poète lui échappe sans cesse en laissant derrière lui, dans sa dernière cachette, quelques poèmes et un polar. C’est donc un mythe construit par lui-même tout au long d’une traque dont on ne sait plus qui sont la proie et le chasseur. Mais lorsqu’on voit Neruda (joué par Luis Gnecco), non celui qui naît dans l’imagination de son poursuivant mais le vrai, son personnage mythique s’effrite : machiste, arrogant, roublard et rondouillard, le poète n’est pas dépeint, sur le plan humain, sous un jour sympathique, loin s’en faut. On est bien loin du gentil et romantique poète incarné par P. Noiret dans le film « Le facteur » il y a plus de vingt ans. Le choc est rude… et son poursuivant, incarné par un Gael García Bernal tout en nuance, regagnerait presque en humanité. Alors qu’il s’avère être finalement un fantôme. Mythe et fantôme semblent ainsi jouer au chat et à la souris.

Ce n’est pas le seul paradoxe habilement mis en scène par P. Larraín. Au cours de la fuite, l’un des sympathisants communistes qui protège Neruda envers et contre tout, y compris ses propres frasques lorsqu’il s’expose en quittant la maison où il s’est réfugié pour se promener en ville, lui reproche de laisser derrière lui ceux qui le protègent au péril de leur vie et qui eux ne bénéficieront pas de protections pour s’exiler. Il lui demande juste un peu plus de « modestie ». Bien que très brève, la scène du face à face entre le militant de l’ombre et le poète lumineux est particulièrement poignante.

« Loin d’être un vague souvenir pour amateurs nostalgiques, l’épopée Neruda reste vivace au cœur de la société chilienne, encore loin d’être détachée de son passé dictatorial. »

Une autre scène mettant en exergue les incohérences du poète est celle de la femme du peuple l’apostrophant sur le bonheur. Ces scènes, peut être les plus éprouvantes, déconstruisent le mythe Neruda. Sans lui ôter son parfum de révolte et sans nier son engagement politique, elles mettent l’accent sur bien des paradoxes du militantisme. Et c’est en cela aussi que ce film est éminemment actuel, malgré le fait qu’il aborde une page lointaine et méconnue de la vie de Neruda, bien avant la dictature de Pinochet, à l’époque gardien de camp de prisonniers et brièvement entrevu dans le film.

C’est aussi une réflexion sur les liens entre fiction et réalité, où toute la question est de définir le personnage principal et le personnage secondaire, et de démêler la trame du récit, narrée par le policier, mais conduite par le poète. La narration de la traque semble sans cesse osciller entre ses deux protagonistes et dérouter tous les pronostics. Neruda ne réclame-t-il pas « je veux que cette traque soit sauvage ! » et souhaite que ses poursuivants soient « plus près », alors qu’il paraît plus invincible que jamais, au milieu des neiges et des lacs du sud chilien…Il consolide ainsi le mythe épique qui l’entourera à son arrivée à Paris.

Enfin, la réflexion en filigrane sur le militantisme politique et la littérature engagée, loin d’être pontifiante ou éculée, s’avère vivifiante. Certes, Neruda a pu échapper par l’exil au sort des milliers de militants emprisonnés et torturés. Il a toutefois aussi été le symbole des vicissitudes, entre emprisonnement arbitraire, exil forcé ou censure, des écrivains engagés en période de répression militaire ou dictatoriale. Une réalité toujours bien présente dans de nombreux pays aujourd’hui. Et le Chili de nos jours s’interroge encore sur les circonstances de la mort de Neruda, en 1973 ; mort suspecte car intervenant peu après le coup d’Etat de Pinochet, à la veille de son départ en exil au Mexique. Loin d’être un vague souvenir pour amateurs nostalgiques, l’épopée Neruda reste donc vivace au cœur de la société chilienne, encore loin d’être détachée de son passé dictatorial.

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