© Yuanna Li.

Certains, par ignorance, pensent que le transformisme (ou « drag ») (1)  fait partie d’un monde obscur où gravitent également des transgenres, des travestis et des homosexuels. La définition la plus courante désigne le fait, pour un homme, de s’habiller en femme, de porter une perruque et de se maquiller pour devenir une « drag-queen » et ainsi divertir son public. Une femme peut aussi être « drag-king » si elle s’habille en homme… ou « drag-queen » et incarner alors une image hyper-féminisée de la femme. De la même façon, un homme peut représenter un personnage masculin et s’appeler « drag-king ». L’essence du transformisme consiste à remettre en question les étiquettes. À travers cette expression artistique, c’est l’individu qui brille de mille feux. On peut aussi donner au drag une définition plus complète et plus fidèle : la transformation de l’artiste en œuvre d’art, avec pour thème central l’identité changeante. Le transformisme est un art à part entière, qui glorifie la beauté portée à l’extrême.

Cookie Kunty.

Il y a cinq ans ils débarquaient à Paris

« Je dirais que Cookie est plutôt une créature. Même si elle a effectivement un aspect féminin, j’aime aussi représenter un être qui n’a pas d’identité sexuelle ou qui a une identité variable », raconte Romain Eck, jeune illustrateur de 22 ans aussi connu sous le nom de Cookie Kunty. Après avoir grandi en République dominicaine, Romain a vécu un peu partout (Caraïbes, Amérique latine, Canada, province…), avant d’arriver à Paris en 2012.

Son personnage de Cookie Kunty est né dans les night clubs parisiens : « Je voulais m’amuser et me déguiser […] je dessinais des drag-queens et je voulais faire aussi du stylisme, de la création et de l’illustration. Avec le transformisme, j’ai pu faire tout ça sur mon propre corps. »

© Fanny Challier. Miss Drinks dans les rues de Paris.

© Fanny Challier. Miss Drinks dans les rues de Paris.

Miss Drinks vivait dans un petit village au sud-ouest de la Colombie avant de déménager à Paris à l’âge de 18 ans. Quand il n‘anime pas de soirées habillé en drag-queen, le jeune homme travaille dans la mode. Âgé aujourd’hui de 23 ans, Miss Drinks possède une grande créativité. Très attaché à son indépendance, il se passionne pour la mode : « J’ai mon travail et à côté le drag… comme ça, je développe aussi mes projets personnels et je crée mes propres vêtements. » S’il est drag-queen, c’est notamment à cause de l’inégalité des sexes, omniprésente dans notre société : « Entre une femme qui porte un pantalon et un homme qui porte une robe, on devrait voir aucune différence », explique-t-il.

© Heinui Poura. Miss Drinks.

© Heinui Poura. Miss Drinks.

Le pouvoir du « lipsync »

Les formes et les interprétations du transformisme sont illimitées. Il y a des drag-queens qui hantent les discothèques, celles qui annoncent les numéros du bingo dans un bar, ou encore celles qui chantent à l’Eurovision, comme Conchita Wurst, gagnante du concours en 2014. Néanmoins, le spectacle de prédilection des drag-queens (c’est le cas de Cookie et de Miss Drinks), c’est le « lipsync », qui consiste à articuler chaque parole d’une chanson (ou mot de dialogues de films, séries ou publicités) sans qu’aucun son ne sorte de leur bouche.

Quand Cookie parle du drag en Amérique latine, elle insiste sur tout ce qui émane d’un spectacle de « lipsync » en prenant l’exemple des drag-queens du Brésil : « Elles donnent tout sur scène. Elles livrent toutes leurs émotions. On doit sentir ce sacrifice […] Le drag latino-américain est comme ça. On veut sentir qu’elles se sont totalement abandonnées sur scène, qu’elles ont investi toute leur énergie dans leur prestation. ».

Cookie Kunty.

Cookie Kunty.

Glamour latino-américain

Le transformisme peut aussi être appréhendé comme la rencontre de différentes influences culturelles. Chaque drag-queen s’approprie le présent et le passé, mais aussi toutes les disciplines et les sous-cultures, pour créer sa propre interprétation. « Amanda Miguel est tellement spectaculaire ! », assure Miss Drinks. Rocío Durcal, JLo et le duo argentin Pimpinela sont quelques-uns de ses modèles latino-américains en raison de leurs excès et du feu qui les anime. Mais le jeune colombien adore avant tout la mode : dans son esthétique, on retrouve un peu de Donatella Versace, de Tom Ford, de Carolina Herrera, de Martin Margiela et de John Galliano.

© Khazel Ali.

© Khazel Ali.

Par ailleurs, les cinq années passées en République dominicaine sont présentes dans le spectacle de Cookie Kunty : « C’est la musique qui me fait vibrer. Ma mère écoutait toujours de la musique à la maison ; elle mettait parfois des disques de Celia Cruz. Pour moi, la chanson La vida es un carnaval (2) résume tout : parfois, on a des pépins, mais ce n’est pas grave, il faut aller de l’avant et profiter de la vie.». Cookie sait qu’il sera toujours un enfant des night clubs : « Au début, je ne puisais pas spécialement mon inspiration parmi les femmes. Je regardais plutôt du côté des Club Kids (3) du New York des années 80 et 90 et du monde créatif en général. ». Le « look » de Cookie ; c’est tout un éventail de personnages : des femmes, des hommes, des animaux, des créatures… chacun étant un portrait vivant exécuté à la perfection.

Satisfaction de l’artiste

« Le transformisme, pour moi, c’est plus efficace, car la satisfaction est immédiate. Dès que tu sors, les gens te voient. C’est bon pour l’amour-propre, mais pas dans un sens négatif. Ça t’emplit d’une force que les gens perçoivent, car ton travail est sur toi. Tu portes ton art. Tu peux montrer ce qu’il y a en toi. Le maquillage sur ton visage ! », explique Cookie, qui se considère un artiste du maquillage, coiffure et stylisme. Il utilise son corps comme une toile.

© Heunui Poura. Miss Drinks.

© Heunui Poura. Miss Drinks.

Pour Miss Drinks, le transformisme est l’occasion d’étaler aux yeux du public ses talents de designer et de styliste. Un jour, il a créé un masque qui trouve son origine dans l’art japonais du shibari. Peu après, un magazine parisien lui en a commandé un autre pour un numéro consacré à la haute couture. Une consécration pour ce jeune couturier colombien. Miss Drinks a alors découvert que le transformisme l’aidait à montrer son talent.

Si Miss Drinks se laisse clairement guider par sa passion, son talent et sa rigueur artistique, Cookie, en revanche, nous parle du sacrifice des drag-queens brésiliennes, qui laissent tout sur la scène : « J’aime bien l’idée du sacrifice. Se raser, mettre des talons et créer sa perruque… tout un travail ! C’est un travail à la fois physique et économique ».

Cookie Kunty.

Cookie Kunty. -

Beauté latine

Miss Drinks, c’est un visage sévère, des traits et des couleurs fortes. Une façon de rendre hommage à sa mère et à sa meilleure amie. Même si l’idéal de la beauté latine est toujours présent dans son art, elle souhaite aussi changer les normes sociales qui oppriment les femmes : « Pour moi, c’est clair : quand je me transforme, je me rebelle sur le plan politique ou social. Je dis au monde : ‘oui, je suis un homme habillé en femme, mais cela ne fait pas de moi une femme’. La féminité est mal perçue dans notre société occidentale machiste. Un homme habillé en femme est un problème pour la plupart d’hommes. Je veux que les gens comprennent que le fait d’être une femme on un homme est pareil. Le genre est juste un concept social. »

Rares sont les cultures qui ne traitent pas les femmes comme des objets. Chacune établit des normes qui finissent par dénaturer le concept de beauté. Lorsque femme et beauté deviennent synonymes, la femme est déshumanisée. Chez le drag-queen, la beauté est artificielle. C’est une illusion qui met en avant le maquillage, la coiffure et la mode comme outils de transformation et d’affirmation plutôt qu’outils d’asservissement. C’est peut-être pour cela qu’il y a de plus en plus de femmes qui défendent le transformisme.

Miss Drinks avec des amis à Paris.

Miss Drinks avec des amis à Paris.

1. Le terme « drag » viendrait de l’époque où les femmes ne pouvaient pas encore se produire sur scène au théâtre. Ce sont les hommes qui devaient jouer des rôles féminins. L’acronyme « drag » (dressed as girl) serait écrit sur les scripts à côté du nom de ceux qui jouaient ces rôles.
2. La vie est un carnaval.
3. Le Club Kids était un groupe de jeunes qui arboraient des costumes extravagants la nuit.

Newsletter

Inscrivez-vous pour recevoir les derniers articles


Top