À peine majeur, Alvaro Mutis devient journaliste de radio puis rédacteur publicitaire pour diverses compagnies internationales avant d’être accusé de malversations et de fuir son pays, en 1956, pour le Mexique où il y passera l’essentiel de sa vie. Dès 1945, il publie ses premiers poèmes et en 1960 paraît son premier roman.

Un nomade apatride cosmopolite

D’un continent à l’autre, Alvaro Mutis est particulièrement attentif aux univers chaotiques ou en voie d’extinction. Tel est le cas du port d’Anvers, en Belgique, où il découvre, fasciné, les grands paquebots transatlantiques bientôt déchus, véritables personnages de son roman La dernière escale du tramp steamer.

À son retour en Colombie, il est frappé par la végétation luxuriante et l’ambiance délétère de la côte caribéenne – qu’il décrit dans Ilona vient avec la pluie – à travers sa vision des tropiques moites et pluvieux du Panama.

Cet univers indécis, coincé entre mer et terres, est profondément incarné par Maqroll el Gaviero, personnage clef de la poésie et des romans de Mutis. Il erre tel un perpétuel nomade, sans origine claire, entre les vastes océans, parcourus de navires-épaves, et les rivières aux eaux troubles sinuant au cœur de forêts opaques. L’oppression de cette végétation devient palpable au fil des pages, comme dans le roman La neige de l’amiral.

Fasciné par la mer, il passe pourtant l’essentiel de son temps à terre. Maqroll parcourt le monde, entre des frontières à la fois diffuses et source de profits pour d’innombrables trafics, incarnant l’essence du nomade, se jouant des lois du monde mais loin de toute velléité héroïque.

Une quête d’ailleurs dans un monde en déliquescence

L’univers douteux des compagnies internationales, où Mutis a évolué, est aussi décrit à travers ces représentants commerciaux qui font escale avec des valises pleines de billets dans un bordel de luxe au Panama, monté par Maqroll à l’instigation de son amie et amante, Ilona. Une femme qui à l’instar des personnages masculins revendique sa liberté de ton et de mœurs est donc à l’origine de ce projet fantasque : créer dans une belle maison coloniale, avec des filles déguisées en hôtesses de l’air, un bordel pour exploiter les fantasmes les plus enfouis de ces voyageurs de commerce. Ceci afin de gagner l’argent qui leur permettra, espèrent-ils, de payer le bateau idéal de leur ami, Abdul Bashur, armateur libanais toujours en quête du navire de ses rêves.

Ilona vient avec la pluie est peut-être le roman qui met le mieux en exergue l’angoisse profonde de Mutis face à un monde qui se délite. Ilona apparaît au milieu des pluies diluviennes panaméennes et sauve Maqroll, échoué dans un hôtel minable, de la déroute. Tous deux aspirent ensuite à sauver leur ami Abdul, l’armateur sans navire. Il en va pourtant tout autrement.

Un regard lucide et mélancolique

Emblématique, ce personnage de Maqroll el Gaviero l’est bel et bien. Le gabier est le marin chargé de monter au sommet du mât pour guetter les terres en vue.  En espagnol, le mot a une connotation plus ample, et peut être traduit comme « vigie », au sens le plus symbolique.

Maqroll est la vigie, postée à la proue de cet univers interlope en décomposition, dont il est le seul, peut-être, à discerner les véritables contours. Ce qui caractérise Maqroll, c’est en effet sa lucidité sur le monde qui l’entoure.

Il n’en reste pas moins indulgent, conscient des errances de ses contemporains comme des siennes, mais préfère souvent la solitude à la compagnie de ses semblables, solitude peuplée de quelques livres, « phares » au cœur du désarroi. Au point d’être parfois acculé, par le destin, à se réfugier dans un désert glacial ou au fond d’une mine abandonnée avant d’être secouru par une Providence capricieuse, incarnée par une femme, une étreinte fugace ou par l’amitié.

Autour de Maqroll el Gaviero, Ilona Grabowska, la « Triestine », et Abdul Bashur, se déploient une myriade de personnages secondaires, parfois fantomatiques mais finement ciselés, qui retracent en toile de fond un monde en déliquescence au sein duquel les trois personnages majeurs poursuivent leurs plus profondes aspirations par des voies plus ou moins détournées. Sans complaisance, la poésie puis la prose romanesque de Mutis portent sur le monde un regard à la fois indulgent et mélancolique.

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