Julien Ribeill : Comment est né Sociedade Recreativa ?

Jonathan da Silva : Au départ, Sociedade Recreativa c’est la rencontre d’un trio de musique trad «Forró de Rebeca» avec le dj, producteur et ethnomusicologue, Maga Bo. Sur le premier album de Forró de Rebeca, on a proposé à Dj Tudo de remixer un titre. C’est un gars qui a la plus grande collection de musique traditionnelle au Brésil.

Pour la sortie du disque, on a eu l’opportunité d’organiser un concert ensemble. On a vraiment kiffé le clash avec l’ordinateur. On s’est donc dit que pour le prochain album, on allait essayer de trouver quelqu’un pour ce travail de production musicale avec l’idée de sortir un album au delà de l’amplification, en allant vraiment plus vers l’électronique.

C’est là qu’on a rencontré Maga Bo et, au fur et à mesure qu’on a produit l’album, nous nous sommes rendu compte que cela devenait un projet à part entière. Ce qui était le titre de l’album est devenu le titre du projet.

Pourquoi avoir choisi ce nom pour le groupe ?

Les premières sociétés carnavalesques utilisaient cette appellation. C’est dans une démarche de légalisation de ce qui existait déjà de façon informelle et qui s’adapte pour pouvoir continuer d’exister.

Qui sont les membres de Sociedade Recreativa ?

Nous sommes quatre sur scène. Il y a Maga Bo (programmations, séquences, effets et overdubs) ; Tereza Azevedo (chant, percussions et danse) ; Stéfane Moulin aka Pai Véio (chant, percussions, pifano, cavaquinho et rabeca) et moi, Jonathan da Silva aka Seu Matuto (chant et percussions).

Toi même, tu es né au Brésil ?

Ma mère est française d’Algérie. Après la guerre, ses parents sont partis s’installer au Brésil. Pour ma part, j’ai la double nationalité. À 18 ans, j’étais à la fac au Brésil et l’université est entrée en grève pendant presque 6 mois. Du coup je suis parti en France et après j’ai fait plein d’allers-retours jusqu’à finir par m’installer à Lyon où j’y ai monté mon premier groupe.

La musique a toujours joué un rôle politique important au Brésil et notamment pendant la période de la dictature militaire de 1964 à 1985. Aujourd’hui, vous semblez avoir le même engagement que la génération qui précède la vôtre.

Le Brésil est un pays habitué à la violence, à travers son histoire. Jusqu’au début des années 1970, les blocs carnavalesques afro-descendants n’existaient pas. C’est très récent. La génération qui est au-dessus de nous a vécu tout ça, comme sortir à 4h du matin pour s’exprimer d’abord dans l’ombre. Et puis, les gens se sont habitués à se réveiller, à voir les cortèges passer pour finalement les accepter. Cela demandait beaucoup d’habilité à s’adapter et à utiliser la musique comme un outil pour faire passer des choses qui autrement ne pouvaient pas passer.

Dans le choix du nom du projet y a-t-il cette volonté de continuer dans cet engagement avec Sociedade?

Oui, justement par rapport à d’autres projets de musique électronique, nous essayons de garder cette chaine qui nous a été transmise oralement par les ancêtres. C’est pourquoi la danse a une place très importante dans notre set.

Non seulement dans l’idée de démonstration de danse mais aussi dans le but de faire danser les gens ensemble dans un contexte de club, faire des rondes et des danses qui renvoient au folklore brésilien. On essaie de garder la transmission de tout cela, dans l’idée d’un héritage à faire exister, qui nous a été transmis et qu’on transmet dans un autre contexte.

" Oswald Andrade a posé un concept qui est celui de l’anthropophagie culturelle comme base de la culture brésilienne, c’est-à-dire, cette capacité de manger l’autre pour devenir autre chose"

Cela me fait penser à la démarche de Tom Zé, grand acteur du Tropicalisme, dans le fait de décortiquer une musique traditionnelle pour en extraire l’essence d’une manière très subjective. Transmettre une musique des ancêtres, une culture en se l’appropriant avec cette volonté de la faire exister dans le futur.

On est dans cette continuité-là. On n’invente rien. Par exemple, lors de la première semaine d’art moderne au Brésil, en 1929, Oswald Andrade a posé un concept qui est celui de l’anthropophagie culturelle comme base de la culture brésilienne, c’est-à-dire, cette capacité de manger l’autre pour devenir autre chose. Ce qui veut dire que nous-mêmes nous ne sommes plus ce qu’on était, on a mangé cela et donc on est devenu autre chose.

On sent qu’il y a une volonté de mettre en avant cet héritage culturel, à travers vos productions. Sur le titre « Tanta Fougera » vous avez invité Luiz Paixao, maître de la rabeca brésilienne (violon de facture traditionnelle).

Luiz Paixao, est un virtuose de son instrument. Dans l’état de Pernambouc, au nord-est du Brésil, Luiz a l’habitude de jouer pour les fêtes de la Saint Jean, qui sont vraiment les fêtes où on joue le Forró. Cette année, il n’a joué aucune fois au Brésil.

Il y a un business dans ce pays qui ne favorise pas, voire méprise la culture traditionnelle, surtout si les artistes sont illettrés et qu’ils proviennent d’un milieu rural. Avec Sociedade Recreativa, nous essayons de montrer la valeur de cette culture au-delà de la musique. C’est un acte de résistance.

Luiz est né et était esclave dans une hacienda. Malheureusement avec J. Bolsonaro, on peut s’attendre à ce que cela s’empire. Ces gens-là ont du mal à faire entendre leur voix. Dj Tudo archive cette diversité musicale pour éviter qu’elle disparaisse sous le rouleau compresseur d’une culture plus globalisée.

C’est pour cette raison que je fais souvent référence à Amadou Hampâté Bâ qui disait que « Quand un vieux meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Il parle aussi de notion d’université parallèle. Je fais de la capoeira Angola depuis plus de 20 ans et c’est cela qui m’a « éduqué à cette culture » et qui m’a permis d’aller plus en profondeur dans certaines choses auxquelles je n’aurais pas eu accès sans.

Quels sont les thèmes issus de cette culture que vous avez repris dans votre dernier album Sociativa ?

Il y a le titre « Cavalo Manso » qui veut dire « cheval calme ». Dans les fins fonds du nord-est brésilien, il y a cette fête populaire du Cavalo Marinho qui dure toute la nuit pendant la période de Noël, où il y a plus de 70 personnages autour de la mort et la résurrection du bœuf. Le thème et la rythmique de Cavalo Manso sont extraits de cet univers-là. Puis, nous y avons ajouté des textes complètement actuels en mode Sound system. Cela fait le lien avec cette fête. Les gens qui connaissent ce rythme-là vont tout de suite être transportés dans cet univers.

Comment est votre travail de composition ?

C’est comme la base du blues : une pulse et un « call and response ». Tous les morceaux sont composés sur cette base. À partir d’un beat traditionnel qu’on connait déjà, qu’on a vécu dans des fêtes. Puis on le transforme, c’est-à-dire, on l’enregistre puis on le traite, on le modifie et on laisse aller l’inspiration. Soit on est satisfait de ce qu’on a trouvé et on va le transcrire tel quel, comme Embola Pedra, dont la mélodie est issue d’un thème pur trad. Soit on va vraiment prendre le mode musical et à partir de là on va créer une autre phrase musicale et laisser l’inspiration faire son travail.

Vous travaillez tout de suite avec l’électronique ou d’abord en acoustique ? 

On enregistre la polyrythmie complète, souvent ce sont 7 ou 8 instruments pour composer un rythme complet. C’est notre point de départ. On va garder certains et le reste, on le transforme ou on le remplace par des sons électroniques, plus proches du Sound system. De cette même polyrythmie on pourrait faire des milliers de morceaux, mais on essaie de composer plein d’autres rythmes. C’est infini.

Au Brésil, les musiciens qui vont jouer à des fêtes folkloriques sont les mêmes qui vont jouer au bal ou dans un groupe de rock. Ils jouent rarement toutes ces musiques là au même moment ou dans le même contexte. Alors, comme nous n’avons pas ce poids du contexte, parce qu’on est en France, dans un autre contexte on peut passer d’un truc très spirituel, à un chant de travail et après à un chant de loisir. Ce qui permet d’avoir des ambiances très différentes sur l’album.

Ce qui doit vous donner la perspective de jouer des lives avec plus de liberté ?

Sur le premier album nous nous sommes retrouvés coincés sur certains morceaux sur lesquels les arrangements étaient trop fournis. Par conséquent, c’était très difficile de faire vivre le live. Sur le deuxième album, le procès de création est très différent. Nous pouvons maintenant partir du beat, de la polyrythmie de base et avoir plus de contrôle et de facilité pour changer les moods en fonction du public. Nous pouvons être plus réactifs au public. Comme c’est une musique où la place de la danse est prédominante, cette façon de faire nous permet de rester au service de la danse.

Vous avez une tournée annoncée en Europe en ce début d’année.

Oui, nous avons une petite tournée serrée. Maga Bo fait des allers-retours avec le Brésil et comme nous sommes aussi sur d’autres projets, l’idée est de faire un premier tour. On reprend sur l’été en Europe.

Un mot sur l’actualité du Brésil ?

Aujourd’hui, la situation est dramatique. La pression internationale a un rôle à jouer comme pour le maintien du Brésil dans l’accord sur le climat. Il y a un Brésil afro-amérindien qui se bat pour survivre depuis des siècles et ce n’est pas nouveau. Cette partie de la population, qui avait réussi à sortir un peu la tête de l’eau ces dernières années, risque de disparaître complètement maintenant. La situation est encore plus catastrophique qu’avant. Il y a beaucoup de violence et on se mobilise comme on peut, même au-delà de la musique.

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