Manifestations à Paris en mai 1968. © Philippe Gras

La France : un contexte politico-économique tendu

En 1968, l’économie française est en plein paradoxe : c’est la période des « Trente Glorieuses » et pourtant, de nombreuses usines mettent la clé sous la porte. Le pays compte près de 500 000 demandeurs d’emploi et deux millions de travailleurs sont payés au salaire minimum (appelé SMIG à l’époque). Le contexte politique n’est guère plus brillant, les Français sont usés de la politique du Général de Gaulle au pouvoir depuis 1958. Sa légitimité est critiquée pour ses pratiques autoritaires ainsi que sa politique extérieure qui ne correspondent plus aux attentes économiques, culturelles et sociales de la majorité du pays. De Gaulle a alors 78 ans et semble dépassé par la situation. Parmi les slogans, on peut d’ailleurs lire : « Dix ans, ça suffit ! ».

Tout bouscule le 3 mai 1968. Ce jour là, près de 400 étudiants se mobilisent spontanément en occupant l’université de la Sorbonne à Paris. Le rassemblement se fait dans un calme relatif. Mais face au risque de violence entre cette jeunesse parisienne et une partie de l’extrême droite qui souhaite en découdre, le recteur de l’académie de Paris décide de faire intervenir les forces de l’ordre. Mais les manifestants persistent conduisant à un affrontement entre grévistes et policiers. Barricades d’un côté et grenades lacrymogènes de l’autre. Au total, 574 personnes sont arrêtées, 481 sont blessées. Parmi elles, on retrouve 279 étudiants et plus de 200 policiers.

"Le Pavé", Tract n°1 du Comité d’information révolutionnaire sur la couverture dessin de Topor, daté de « mai 1968 ». © Philippe Gras

En outre, trois jours plus tard, le 6 mai, huit étudiants appartenant à la faculté de Nanterre sont convoqués par le rectorat en commission de discipline. La réaction ne se fait pas attendre. 300 policiers sont à nouveau blessés et 422 personnes sont arrêtées. Le Parti communiste français réagit en publiant des tracts révolutionnaires citant notamment le leader chinois de l’époque Mao Zedong. Quatre jours plus tard, le 10 mai, 20 000 étudiants se regroupent place Denfert-Rochereau à Paris puis dans le Quartier latin la nuit suivante. La violence monte d’un cran, des barricades sont dressés, des pavés lancés, des vitrines cassées : c’est ce que l’on a appelé plus tard « La nuit des barricades ». Plus de 6 500 policiers sont mobilisés cette nuit là.

À son retour d’Afghanistan le 11 mai, le Premier ministre Georges Pompidou lâche du lest et accorde certaines revendications étudiantes : les forces de l’ordre sont priées de quitter La Sorbonne et le Quartier latin, les universités rouvrent et les étudiants emprisonnés sont libérés. Perçues comme un geste de faiblesse, ces mesures ne convainquent pas la jeunesse en colère. Plus encore, les ouvriers rejoignent le mouvement portant à 500 000 le nombre de manifestants présents lors de la grande grève générale du 13 mai. La mobilisation se propage ensuite jusqu’aux usines puis dans le tout le pays. La France est paralysée. Toujours silencieux, De Gaulle, en voyage officiel en Roumanie du 14 au 19 mai, laisse à Georges Pompidou la lourde tâche de devoir gérer une situation devenue chaotique.

Barricade improvisée mise à feu avec du matériel de chantier. © Philippe Gras CRS-SS est un slogan apparu dès 1947 pendant la grève des mineurs, devenu l’un des symboles de mai 68. © Philippe Gras

Barricade improvisée mise à feu avec du matériel de chantier. © Philippe Gras - CRS-SS est un slogan apparu dès 1947 pendant la grève des mineurs, devenu l’un des symboles de mai 68. © Philippe Gras

Le chef de l’Etat abat ses dernières cartes le 24 mai suivant lorsqu’il intervient à la télévision et propose un référendum. Après des négociations entre Georges Pompidou, le patronat et les syndicats, les accords de Grenelle des 25 et 26 mai prennent forme. Ils prévoient : un droit syndical dans l’entreprise, une augmentation du SMIG de 35%, un paiement des jours de grève à 50%, etc. Mais ces accords sont rejetés par les ouvriers de Boulogne-Billancourt. L’espoir d’une reprise du travail s’éloigne.

Le 30 mai, Le Général de Gaulle accepte la décision de Georges Pompidou de dissoudre l’Assemblée nationale pour organiser de nouvelles élections législatives. L’après-midi même, 300.000 personnes manifestent pour soutenir le gouvernement. Les affrontements ne s’arrêtent pas pour autant. Gilles Tautind (lycéen) décède le 10 juin, Pierre Baylot et Henri Blanchet (tous les deux ouvriers) le 11 juin dans l’usine Peugeot de Sochaux. La mobilisation prend fin avec les élections des 23 et 30 juin que De Gaulle remporte, mais ce dernier remplace Georges Pompidou par Maurice Couve de Murville. Une victoire de courte durée puisqu’un an après, en 1969, De Gaulle soumet son maintien au pouvoir au référendum. Mais c’est un échec. Georges Pompidou le remplace à l’Élysée.

En France, cette révolte cause la mort d’au moins sept personnes et fait des centaines de blessés graves, autant du côté des manifestants que des forces de l’ordre. Un autre slogan traverse les rues : « Il est interdit d’interdire ».

Théâtre national de l’Odéon occupé, du 15 mai au 14 juin 1968, « pour en faire un lieu de rencontre permanent entre étudiants, travailleurs et artistes ». © Philippe Gras

Théâtre national de l’Odéon occupé, du 15 mai au 14 juin 1968, « pour en faire un lieu de rencontre permanent entre étudiants, travailleurs et artistes ». © Philippe Gras

Situation internationale commune 

Il n’y a pas qu’en France que les étudiants se révoltent, que des slogans sont scandés dans les rues et que les affrontements violents perdurent. Le mouvement intervient dans un contexte de crise mondiale touchant notamment l’Amérique latine. Des similitudes, mais également des différences sont perceptibles avec les évènements français.

 D’abord, tous sont révoltés contre la guerre du Vietnam et éprouvent une solidarité envers les peuples du tiers-monde. Quand Ernesto Che Guevara disait créer « 1, 2, 3 Vietnam », il entendait par là que chaque pays devait prendre les armes contre sa propre oppression, son propre impérialisme.

Les premiers grévistes sont aussi des étudiants qui rejettent les vieilles structures universitaires. « On retrouve des discours antiautoritaires similaires contre la société conservatrice, contre la famille, le patriarcat et une démocratisation de l’université » affirme Jean-Baptiste Thomas, maître de conférences à l’Université de Poitiers et spécialiste de la violence politique et de la lutte armée en Amérique latine.

Statue de Louis Pasteur dans la Cour de la Sorbonne. © Philippe Gras Imprimerie nationale, rue de la Convention. Le personnel s’est mis en grève à la suite de la menace du transfert de l’Imprimerie en province. © Philippe Gras

Statue de Louis Pasteur dans la Cour de la Sorbonne. © Philippe Gras - Imprimerie nationale, rue de la Convention. Le personnel s’est mis en grève à la suite de la menace du transfert de l’Imprimerie en province. © Philippe Gras

Une partie de ces similitudes sont dues à l’influence française. Franck Gaudichaud, maître de conférences en civilisation latino-américaine à l’Université Grenoble Alpes, parle « de circulations de militants, de dirigeants politiques et d’idées des deux côtés de l’Atlantique, autant de la France vers l’Amérique latine que l’inverse ». Des textes traduits d’Ernesto Che Guevara inspirent la France. Mais le contexte français n’est pas forcément le même qu’en Amérique latine. Malgré des points communs, cette zone latino possède de nombreuses spécificités.

D’après Franck Gaudichaud, les évènements sud-américains ne coïncident pas forcément avec ce qui se passe en France: « J’aurais tendance à dire que cela commence avant en Amérique latine car si on regarde ce qui a déterminé cette mobilisation, c’est la Révolution cubaine qui se passe antérieurement » souligne-t-il.

On pourrait dire de même pour les réformes universitaires au Chili (1967), les grands mouvements de mobilisation en Argentine (avec la mort de l’étudiant Santiago Pampillón en 1966) ou encore les mouvements des étudiants de Rio de Janeiro au Brésil.

Révolution cubaine © Opéra mundi

Révolution cubaine © Opéra mundi

Politique extrême et conflit brutal

Politiquement, la situation est différente, les grévistes sud-américains se soulèvent contre des dictatures ou des guérillas (c’est le cas en Colombie). Du fait d’un contexte politique tendu, la violence s’amplifie.

Au Brésil, le maréchal Castelo Branco dirige une dictature militaire depuis le 31 mars 1964, renversant ainsi la Deuxième République. Dés l’année 1968, les étudiants protestent contre la suppression des libertés démocratiques. Le 28 mars, ils marchent en direction du parlement réclamant la démocratisation et la gratuité de l’enseignement ainsi qu’une restauration des libertés. Ce jour là, l’étudiant Edson Luis de Lima Souto sera assassiné lors des affrontements avec des policiers. Les étudiants continuent leur marche en portant la dépouille de leur camarade jusqu’à l’Assemblée.

L’année 68 en Uruguay s’inscrit dans des changements de la vie économique et politique mais aussi dans des luttes syndicales. Le débat sur la possibilité d’une révolution socialiste est lancé. Le 13 juin de la même année, le président Jorge Pacheco Areco met en place les Mesures Promptes de Sécurité (MPS) ayant pour but de lutter contre la délinquance. Mais elles réduisent considérablement les droits et les garanties individuelles. Tout comme les salaires. 200 grévistes uruguayens descendent alors dans la rue pour manifester.

Le Mexique est quant à lui plongé dans des manifestations étudiantes depuis le 26 juillet 1968. La jeunesse se révolte contre le gouvernement autoritaire de Gustavo Diaz Ordaz. Les manifestants demandent la libération de prisonniers politiques et des modifications du Code Pénal. Mais le 2 octobre est un jour sanglant: c’est le « Massacre de Tlatelolco » qui débute par un mouvement de 100 000 étudiants sur la place des Trois Cultures. Une fois le signal lancé par le gouvernement, les policiers ouvrent le feu sur la foule, les soldats tirent indistinctement avec des mitrailleuses et des chars d’assaut pendant deux heures. Ceux qui tentent de fuir sont rattrapés et conduits dans les sous-sols des bâtiments avant d’être déshabillés et assassinés. Le bilan reste indécis : entre 200 et 300 morts.

Amalia Boyer, professeure de philosophie à l’Université de Rosario à Bogotá, explique que les pensées divergent « parce qu’elles proviennent de cultures différentes ». Elle prend le cas des préoccupations colombiennes qui tournent davantage sur la possession des terres ou de l’inquiétude face aux groupes armés en place : l’Armée de Libération Nationale (ELN), les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) et le Mouvement du19 avril (M-19).

Mouvement étudiant dans les rues de Mexico en 1968. © Fondation UNAM

Mouvement étudiant dans les rues de Mexico en 1968. © Fondation UNAM

Pression religieuse et répressions étatiques

Le 24 août 1968, des évêques se rencontrent au concile Vatican II qui a lieu à Medellín, en Colombie. Lors de cette conférence épiscopale de l’Église catholique, ils s’interrogent sur les relations que leur institution doit maintenir avec ses fidèles.

Cette rencontre donnera naissance à la « théologie de libération » qui se caractérise par le fait de s’engager auprès des plus pauvres. En 1966, le prêtre Camilo Torres, engagé auprès de l’ELN en Colombie, meurt en prenant les armes dans un conflit contre le groupe Quinta Brigada à Bucaramanga. « La manière de pratiquer sa foi et d’être un bon catholique est particulière en Amérique latine, une influence qu’on ne retrouve pas en France » conclut Amalia Boyer.

Alors qu’en France, l’année 68 s’est terminée avec des élections, les « coups d’arrêts sont plus brutaux dans ces pays latinos se faisant par le biais de coups d’États qui ne se soucient même pas d’appliquer un cadre légal » souligne Jean-Baptiste Thomas, Maître de conférences à l’Université de Poitiers.

Le gouvernement brésilien achève les manifestations en promulguant l’Acte institutionnel n°5 qui met fin aux dernières règles démocratiques. En 1973 au Chili, l’armée d’Augusto Pinochet, appuyé par les Etats-Unis, fait tomber le gouvernement socialiste de Salvador Allende. De la même manière en Bolivie, le président José Torres sera renversé par le colonel et futur dictateur, Hugo Banzer Suárez.

Arrestations brutales des manifestants à Mexico par les militaires. 2 octobre 1968. © Fondation UNAM

Arrestations brutales des manifestants à Mexico par les militaires. 2 octobre 1968. © Fondation UNAM

Arrestations brutales des manifestants à Mexico par les militaires. 2 octobre 1968. © Fondation UNAM

Arrestations brutales des manifestants à Mexico par les militaires. 2 octobre 1968. © Fondation UNAM

100 000 personnes se sont réunies à la place des Trois Cultures, le 2 octobre 1968. © Fondation UNAM

100 000 personnes se sont réunies à la place des Trois Cultures, le 2 octobre 1968. © Fondation UNAM

Un contexte économique différent

« La situation économique n’est pas la même ici qu’en France », reconnait Amalia Boyer. L’enseignante précise que l’Amérique latine ne connaît pas le boom économique européen ni la société de consommation. Il n’y a pas ce schéma français « métro, boulot, dodo » dont les Français se plaignent : « En Colombie, il y a surtout une révolte sur la différence du système mis en place dans les villes et celui dans les campagnes » insiste-t-elle. Le contexte est différent, les révoltes également.

L’année 1968 concerne finalement autant la France que la région sud-américaine. Les révoltes internationales sont communes, elles repoussent toute une société de consommation et un impérialisme étasunien.

En revanche, comme chaque région du monde possède son propre contexte politique, sociale et économique, certaines contestations et la manière dont elles sont proclamées sont spécifiques à chaque pays. Mais, ce qui est sûr, c’est que l’année 1968 est ancrée dans l’Histoire.

Transport du corps de l'étudiant mort, Edson Luis de Lima Souto, à Rio de Janeiro. 28 mars 1968. © Memórias da ditadura

Transport du corps de l'étudiant mort, Edson Luis de Lima Souto, à Rio de Janeiro. 28 mars 1968. © Memórias da ditadura

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